Pablo Neruda, À mon cœur suffit ta poitrine
Le vieux professeur entre, sa canne résonne contre les marches de l’amphithéâtre. Les néons bourdonnent. L’odeur de craie et de poussière flotte. Quelques étudiants tapotent sur leurs téléphones, d’autres notent mécaniquement. Il pose ses feuilles sur le pupitre, ajuste ses lunettes. Sa voix s’élève, grave, ferme :
« Écoutez. Ce poème de Neruda, le douzième du recueil Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée, n’est pas un simple élan romantique. C’est une cartographie de l’amour. Brutale, lucide, contradictoire. »
Il écrit à la craie :
« À mon cœur suffit ta poitrine,
Mes ailes pour ta liberté. »
« Voyez, dit-il, cette équation fondamentale. La poitrine comme refuge, le cœur qui s’y blottit… et en retour, non pas l’emprisonnement, mais les ailes, la liberté donnée. Voilà la tension même de l’amour. Le lien n’existe qu’en laissant l’autre s’échapper. »
Sa main tremble légèrement. La craie casse. Il reprend, la gorge plus sèche :
« L’aimée est ici décrite comme rosée, comme vague. Présente, puis absente. Belle, mais insaisissable. Une vague que l’on sent passer… mais qu’on ne retient jamais. »
Il s’interrompt. Son regard se perd. Les étudiants attendent. Un silence s’installe. Il tente de reprendre :
« Oui… insaisissable… comme elle. »
Sa voix a changé. Elle est rauque, plus basse. Il serre la rambarde. Sa respiration se fait audible.
« Il y a longtemps… une autre salle. Une autre lumière. Et elle, assise au troisième rang. Pas ses notes qu’elle écrivait, non… ses yeux, fixés sur moi. Elle me déshabillait en silence. Et j’ai compris que j’avais cessé d’être le maître. »
Des murmures dans l’amphi. Il continue, plus vite, comme si les digues cédaient :
« Sa jupe courte, volontaire, ses cuisses croisées. Elle savait ce qu’elle faisait. Quand elle décroisait, quand elle souriait. J’ai cru résister. Mais chaque mot de mon cours devenait tremblement. Chaque vers de Neruda, une confession que je n’osais pas faire. »
Il ferme les yeux, la sueur perle à son front. Sa voix se brise, mais il poursuit, sans détour :
« Ce soir-là… elle est venue après le cours. Ses pas claquaient dans le couloir vide. Elle ne m’a pas laissé parler. Ses mains sur ma veste, sa bouche brûlante sur la mienne. Sa langue, son parfum, sa chaleur… J’ai senti ses seins contre ma poitrine, refuge et abîme à la fois. Je tremblais. Moi, vieux professeur, tremblant comme un élève. »
Il pose sa main contre le bois de la chaire, comme pour se retenir de tomber.
« Ses jambes autour de ma taille… son souffle dans mon oreille… chaque soupir un oiseau qui battait dans mon sang. Et quand elle a gémi, quand elle a serré, je savais… je savais que j’étais perdu. Qu’elle était la vague. Qu’elle viendrait, repartirait, et que je l’attendrais toujours. »
Un silence glacé s’abat. Les étudiants sont figés. Certains ont les yeux écarquillés, d’autres détournent le regard. Lui, les mains tremblantes, la voix presque éteinte :
« Voilà ce que dit Neruda. L’amour n’est pas possession. C’est un incendie qui vous consume et vous laisse nu. Et je vous le dis… je brûle encore. »
⸻
L’amphithéâtre reste figé. Les téléphones ont tout enregistré.
Quelques jours plus tard, la lettre arrive : suspension, commission disciplinaire, carrière terminée.
Dans une salle nue, trois silhouettes derrière une table.
— « Vos propos sont indignes d’un enseignant. »
— « Vous avez sali votre fonction. »
Lui, assis, leur sourit. Longuement. Presque amusé. Ses yeux disent : “Vous ne comprenez rien.” Mais sa bouche reste close. Pas une excuse. Pas une défense.
La retraite était proche. Ils croyaient le briser. Mais il savait. Il lui restait ce feu. Cet incendie qu’aucun papier timbré ne pourrait jamais éteindre.
Il quitte l’université, la canne résonnant sur les dalles. Déchu, mais plus vivant que tous ceux qui l’ont condamné.
Si ça t’a remué un peu, fais circuler : abonne-toi, partage, laisse une trace griffonnée. C’est comme ça que la poésie évite de s’éteindre… enfin j’imagine.
On se recroisera peut-être ailleurs :
Actu-Rime — une chanson qui gratte, un décryptage qui cogne : https://podcasts.apple.com/fr/podcast/actu-rimes-comprendre-le-monde-en-musique/id1769964253
SnapCult — des recos sèches, moins de cinq minutes, ça claque et ça passe : https://podcasts.apple.com/fr/podcast/snapcult/id1806802943
Voilà. Bref.
Find out more at https://poesie-en-musique.pinecast.co