Ni folklore ni carte postale : décoloniser le regard sur le Pérou
Pour ce dernier épisode de la saison, les Semillas Latinas explorent les héritages coloniaux qui perdurent dans la société péruvienne contemporaine. Loin des clichés folkloriques et des représentations touristiques, cette émission adopte une démarche décoloniale pour analyser les traces persistantes de plus de trois siècles de domination coloniale : génocide de 90% de la population autochtone, imposition d'un système féodal, et mise en place de l'Inquisition.
Le paradigme décolonial, pensée critique qui émerge dans les années 1990 en Amérique latine, analyse comment les logiques coloniales survivent aux indépendances politiques. Cette approche examine la persistance des rapports de pouvoir coloniaux dans trois domaines fondamentaux : les structures de pouvoir économique et politique; la hiérarchisation des savoirs considérés comme "légitimes", la marginalisation systématique de certains corps, langues et cultures.
José Carlos Mariátegui, intellectuel marxiste péruvien, avait déjà observé que l'indépendance politique n'avait pas démantelé l'ordre colonial. Les structures économiques, l'accès à la terre et l'exploitation des ressources continuaient de reproduire les inégalités héritées de la période coloniale. Cette analyse sera approfondie par d'autres penseurs péruviens comme Aníbal Quijano avec sa notion de "colonialité du pouvoir".
Astrée Toupiol et Paloma Petrich analysent le racisme structurel péruvien, héritage direct des hiérarchies raciales coloniales. Ce système produit de véritables fractures géographiques, sociales et politiques, où les plus marginalisé·e·s demeurent invisibilisé·e·s. Cette situation génère une "schizophrénie sociale" paradoxale : d'un côté, on célèbre le poncho pour attirer les touristes, de l'autre, on méprise le quechua dans les espaces éducatifs et professionnels. À l'ère numérique, cette violence se double d'un phénomène de bashing régional, où les Péruvien·ne·s subissent une double discrimination: un racisme interne profondément enraciné ; et des représentations péjoratives relayées à l'échelle latino-américaine… créant une forme de "concours de mépris” entre peuples frères. Face à cette violence, de nouvelles voix émergent sur les réseaux sociaux comme la chanteuse de pop andine Milena Warthon ou l'artiste franco-péruvienne Claudia Rivera invitent à décoloniser les corps, les voix et les imaginaires.
Sylvie Argibay s'entretient avec Lissell Quiroz autour de son ouvrage Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d'Amérique latine, co-écrit avec Philippe Colin (La Découverte, 2023). L'entretien explore la théorie décoloniale qui prend l'invasion de l'Amérique en 1492 comme point de départ pour déconstruire le paradigme de la modernité et questionner la colonialité du pouvoir. Au Pérou, cette colonialité divise les populations : les plus précaires sont les personnes racisées, les indigènes "acculturé·e·s" en ville (cholos), et les afrodescendant·e·s. Cependant, la colonialité génère aussi des résistances multiformes avec les communautés préservant leurs modes de vie et cosmovisions traditionnelles ou les révolutions historiques comme celle de Tupac Amaru…
Manon Méziat décortique les biais coloniaux du tourisme au Machu Picchu. Le tourisme, majoritairement occidental et blanc, transforme Cusco en "laboratoire de classification raciale". Cette mise en tourisme ressemble à une appropriation sociale du patrimoine, monopolisant les services au profit des élites et créant une division sociale du travail. Ce processus d'exotisation transforme les destinations en "paradis" fantasmés par l'imagination occidentale, essentialisant les rapports de pouvoir de genre, de race et de classe.
Pauline Rossano nous emmène dans un voyage sonore à travers les Andes précolombiennes, où le fil transcende sa fonction matérielle pour devenir mémoire et langage vivant. Sous l'Empire inca, le tissage devient affaire d'État. On tisse même les données avec les quipus, ces cordes nouées servant à enregistrer histoires et naissances. L'arrivée des Espagnols bouleverse cette tradition : importation du coton, création d'ateliers coloniaux (obrajes), industrialisation de l'art du fil. Malgré cette colonisation textile, les femmes andines perpétuent leur art dans le secret des foyers, forme de résistance silencieuse. À l'ère de la mondialisation, hommes et femmes d'ailleurs apportent leurs motifs et symboles. Le tissage devient ainsi miroir culturel vivant et métaphore d'un pays aux mille visages.
Anael Michel analyse l'expression du racisme dans les arts coloniaux. Après le Traité de Tordesillas qui octroie l'influence péruvienne à l'Espagne, se crée le vice-royaume du Pérou avec ses hiérarchies raciales complexes. Malgré l'interdiction officielle, les métissages créent de nouvelles catégories socio-ethniques, et sous l'influence des Lumières hispaniques, se développe un goût pour la classification rationaliste des catégories humaines basée sur la couleur de peau. Cette obsession classificatoire trouve son expression artistique dans les "tableaux de castes", œuvres coloniales destinées à montrer la diversité humaine des colonies selon une grille de lecture raciale rigide.
Vous écouterez, dans cet épisode, de la cumbia péruvienne,avec le groupe Agua Marina et son morceau "El Casorio" et la chanteuse Rossy War avec "Nunca pensé llorar". Un poème de l'artiste afro-péruvienne Victoria Santa Cruz, inspiré d'une blessure d'enfance liée au racisme, couronnera cet épisode.
Un épisode réalisé par encore une fois grâce au génie de Mickaël Adarve.
Excellente écoute sur Semillas Latinas !
Équipe de production :
Présentation : Mickaël Adarve et Astrée Toupiol
Interview : Sylvie Argibay
Chroniques : Anael Michel, Manon Méziat, Paloma Petrich, Pauline Rossano, Astrée Toupiol
Réalisation : Mickaël Adarve