«Jazz sous les Pommiers», un modèle d’éclectisme (1ère partie)
Pour la 44ème année consécutive, le festival «Jazz sous les Pommiers» a réussi l’exploit de célébrer les cultures mondiales dans un tourbillon de notes étincelantes. De L’African Jazz Roots à Salif Keïta, ce sont des dizaines d’artistes, venus d’horizons très divers, qui ont illuminé la petite ville de Coutances en Normandie, dans le nord-ouest de la France. La témérité des jazzmen, l’authenticité des bluesmen, la vigueur des fanfares, la verve des rappeurs, tout semblait concorder. Le 27 mai 2025, la soirée blues s’annonçait incandescente. La chanteuse et guitariste Judith Hill avait la lourde responsabilité d’ouvrir le bal. Sa prestation, teintée d’accents soul-funk fort maîtrisés, fut une leçon de virtuosité que les spectateurs accueillirent avec chaleur et enthousiasme. Il faut dire que cette remarquable instrumentiste et vocaliste afro-américano-japonaise se faisait une joie de présenter des extraits de son dernier album Letters from a black widow qui l’éloigne, pour son plus grand plaisir, de l’image glorieuse mais envahissante de l’éternelle complice de Prince et de Michael Jackson. « Il est vrai que les circonstances dans lesquelles je suis apparue sur la scène internationale sont assez particulières. C’est à travers mon travail avec Michael Jackson pour son album This is it que je me suis révélée au grand public. Cela reste un moment assez marquant de ma vie. J’étais très exposée et le regard du public m’indisposait à l’époque. La notoriété peut à la fois vous donner du pouvoir et vous affaiblir mais il faut accepter de parler de son passé. Ne pas aborder Michael Jackson ou Prince serait un véritable défi pour un journaliste qui me rencontre. Il faudrait qu’il trouve d’autres sujets encore plus passionnants à évoquer avec moi. Que voulez-vous ? Michael Jackson et Prince furent des icônes universelles et il paraît légitime que tout le monde me pose des questions à leur sujet. Je le comprends parfaitement même si cela devient difficile pour moi de m’affirmer et de raconter ma propre histoire seulement à travers ces souvenirs glorieux ». (Judith Hill au micro de Joe Farmer) Judith Hill est suffisamment maline pour éviter l’écueil de la restitution patrimoniale. Elle joue avec les tonalités de ses illustres et regrettés aînés sans les parodier, ni les trahir. Son répertoire original convoque certainement l’esprit de ses augustes chaperons mais elle se garde bien de les ressusciter. Cette culture musicale est, de toute façon, déjà en elle. Gamine, elle fréquentait les icônes de « L’épopée des Musiques Noires » sans prendre forcément conscience de l’impact que leurs œuvres allaient avoir sur sa propre destinée. « Il se trouve que j’ai grandi à l’écoute de tous ces artistes de soul et de funk... Sly and the Family Stone ont, par exemple, toujours fait partie de mon environnement sonore. J’écoutais les disques de ce groupe fameux et, comme vous le savez, les enfants sont des éponges. Ils se nourrissent de tout ce qu’ils entendent. Sly Stone fait partie des artistes que j’ai écoutés depuis ma plus tendre enfance. Je me rendais toutes les semaines chez sa sœur, Rose Stone. Je côtoyais aussi Freddie Stone, le frère de Sly. Par conséquent, la tonalité de Sly and the Family Stone ne peut que rejaillir sur ma propre musicalité. Certes, j’étais et je suis toujours une grande fan de Prince, mais j’ai d’abord grandi avec la musique de Sly Stone. J’ai progressivement intégré l’idée que cette musique avait eu un impact sur ma créativité musicale. J’ai beaucoup appris de Sly & The Family Stone car ils ont inventé un univers sonore bien particulier. Ce fut donc une leçon pour moi et je continue de m’en inspirer. À travers cet enseignement, j’ai fini par trouver ma voie. J’ai notamment compris qu’il fallait être soi-même, être immédiatement identifiable. (Judith Hill sur RFI) Il fallait avoir du métier pour maintenir l’attention de la foule après le passage éclair et très persuasif de la tornade Judith Hill. Coco Montoya n’avait pas à s’inquiéter de sa valeur artistique tant son cheminement dans l’histoire du blues est admirable. À bientôt 75 ans, cet authentique bluesman continue de surprendre par son jeu de guitare incisif et redoutablement efficace. Les plus fidèles festivaliers normands ont d’ailleurs dû se souvenir de sa toute première apparition à Coutances en 1992. Il était alors aux côtés du légendaire John Mayall, pionnier du British Blues, qui l’avait encouragé à trouver sa voie. « En m’entendant jouer de la guitare. John Mayall m’a conseillé d’être moi-même et de ne pas imiter les autres instrumentistes. John Mayall me disait souvent : « Ce qui m’intéresse, c’est ton jeu unique. Il faut t’approprier le blues ». C’était très effrayant pour moi de reprendre le flambeau après tous les virtuoses d’antan. La première fois que j’ai joué avec John Mayall, je ressentais une telle pression que j’en étais pétrifié. J’avais en tête la tonalité de tous ceux qui m’avaient précédé dans cet orchestre mais j’ai écouté les conseils de John Mayall qui me répétait sans cesse : « Sois toi-même ! Ne cherche pas à être Eric Clapton ou Mick Taylor. Je t’ai choisi pour ta personnalité et ta musicalité. Eric Clapton n’est plus dans mon groupe. Tu dois donc t’affirmer. Quand nous jouerons « Little Girl », je veux t’entendre toi, et non pas une pâle copie d’Eric Clapton ». (Coco Montoya, à Coutances, le 27 mai 2025). Au fil des décennies, Coco Montoya a croisé la route de quelques « guitar-heroes » universels, dont Albert King, Freddie King et B.B King, mais son souvenir le plus marquant reste sa camaraderie avec le vétéran Albert Collins. Il traversa les États-Unis avec lui et apprit la vie en tournée, les moments de gloire et de déboires. « J’ai pu observer Albert Collins sur la route et il fut, à mon humble avis, mal considéré. Il a fait partie d’une génération qui a subi les discriminations et l’industrie du disque n’a jamais été tendre avec les musiciens noirs. Les bluesmen ont souvent souffert d’une injustice et d’un manque de respect criant des décideurs économiques. Certains promoteurs se sont enrichis sur leurs dos. Personnellement, je n’ai pas eu à souffrir de cette inégalité de traitement. En tant qu’Américain blanc, je n’ai pas eu à me confronter violemment au racisme ambiant. J’ai vu Albert Collins se plaindre du fait que le business de la musique ne le considérait pas à sa juste valeur. Heureusement, il avait en lui cette force vitale qui m’épatait quotidiennement. Je le voyais monter sur scène et donner tout ce qu’il pouvait au public pour qu’on le remarque et que les spectateurs l’acclament. J’aurais aimé avoir ce puissant esprit fondeur. Cette force de caractère qu’il avait développé était certainement due à la manière dont la société américaine traitait les Noirs de son époque. Il a été particulièrement désavantagé ». (Coco Montoya au micro de Joe Farmer) L’humilité de Coco Montoya a touché le public et les organisateurs de « Jazz sous les pommiers », notamment, quand ce 27 mai 2025 le poids de l’âge fragilisait son agilité tactile et son doigté guitaristique. Ce premier signe perceptible d’une expérience longuement éprouvée émut ses admirateurs qui redoublèrent d’applaudissements pour le porter jusqu’au terme de son effort scénique. Ces moments frissonnants ne se vivent que dans des festivals et Coutances maintient depuis 44 ans cette exigence de véracité et de qualité. Vivement 2026 ! ⇒ Jazz sous les pommiers ⇒ Le site de Judith Hill ⇒ Le site de Coco Montoya.